Colloque de Royaumont
"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1

FLUX SEMANTIQUE PRIMAIRE ET STRUCTURES GENERATIVES DE L'HUMAIN

Dr. Pierre BENOIT


"Pour qu'un objet soit accessible à l'analyse, il ne suffit pas de l'apercevoir,
il faut encore qu'une théorie soit prête à l'accueillir".
François JACOB "La logique du vivant"

Tous les praticiens de la souffrance humaine sont quotidiennement confrontés au fait qu'ils aperçoivent des "objets" au sens où F. JACOB en parle, que ces objets les interpellent et qu'ils ne disposent d'aucune théorie qui soit vraiment fiable pour les accueillir.
S'ils étaient des vrais scientifiques ils se retireraient dans quelque oratoire théorisateur... mais ils sont d'abord des praticiens et tiennent à honneur de ne pas laisser la souffrance sans répondant.
Alors, certains d'entre eux se tournent, d'une manière ou d'une autre, vers la psychanalyse car ils ont un certain entendement de ce qui, pour les psychanalystes, est une vérité première : le répondant de la souffrance humaine, c'est l'inconscient.
Seulement, pour l'objet mystérieux que nous apercevons et qui nous réunit, à savoir l'évidence que l'âme de l'homme est chevillée à son corps, les psychanalystes sont à peu près aussi démunis qu'eux.
FREUD disait déjà que "le saut du psychique dans l'innervation somatique" était une réalité très difficile à concevoir. Et pourtant il restreignait le problème à l'innervation et à la conversion hystérique pour laquelle, grâce à lui, il existe en fait des théories d'accueil assez présentables. Surtout les paralysies qui - si j'osais, je dirais du coup - sont devenues rarissimes.

Enfin puisqu'il faut y aller, allons-y.

Il est clair que l'être humain est assujetti à la biologie de son organisme, à la place où celui-ci le situe dans l'échelle des êtres vivants peuplant la biosphère.
Il est non moins clair que cet assujettissement se fait selon des voies qui sont sans aucune semblance dans le reste de la nature.
Il y a donc, à la fois, continuité et discontinuité, seuil.
C'est de ce seuil, de cette discontinuité, que je souhaite vous entretenir en vous parlant de ce que je nomme, depuis un travail récent non encore publié sur l'effet placebo : le flux sémantique primaire.
Ce flux est à situer au plus près de ce qui, marquant son emprise sur nos causes naturelles , nous constitue en tant qu'humains.

Car ce n'est pas la nature qui nous fait tels que nous sommes. Ce n'est pas non plus, comme on pourrait s'attendre à ce que je le dise, la culture ou l'éducation.
C'est le refoulement en nous de la nature. Et c'est de ce refoulement, de cette dynamique de refoulement que naît l'homme et, en particulier, ses cultures.
Différence majeure avec le refoulement originaire génialement postulé par FREUD : il faut le situer, non point comme ce dernier à la base de la vie psychique, et portant sur des représentations, mais aux sources mêmes de la vie organique de chaque humain. La question étant ouverte de déterminer sur quels "éléments" naturels porte ce refoulement.
De toutes façons il reste que je suis porté à considérer que les caractéristiques de la vie psychique des hommes ne sont pas premières et déterminantes mais secondes et déterminées par les conditions mêmes de l'édification de notre vie organique.
En sorte qu'au dualisme freudien, - celui de son époque - : d'un côté une vie psychique spécifique de l'homme, de l'autre une vie organique, fondamentalement vétérinaire, - avec simplement le pont de la conversation - il faut substituer une division ternaire entre 3 ordres de réalité.

Premièrement
Les réalités du psychique humain tel qu'il nous apparaît. Sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire en particulier qu'elles sont loin d'être cantonnées au rang de fonctions individuelles : toutes les instances devant lesquelles les réalités qui interpellent les hommes sont données à reconnaître et à nommer sont des instances psychiques mettant l'Autre à la question.

Deuxièmement
Toutes les réalités qui, à un niveau d'apparence immédiate, permettent en effet d'identifier l'organisme humain dans son fonctionnement, ses avatars, son devenir, à un organisme animal.

Troisièmement
Toutes les réalités qui, au-delà de ces apparences immédiates, sont rebelles à cette identification.

Le plus souvent, mais pas toujours, pour les aborder, les apprécier, on sort du domaine des généralités pour entrer dans celui des "cas" qui, aussi nombreux et fréquents soient-ils, sont chaque fois uniques, particuliers et parfois impressionnants.

Face à ces 3 ordres de réalité, la psychanalyse à ses débuts et la médecine scientifique méconnaissaient cet ordre tiers et adhéraient pleinement au dualisme qui en résulte.

A deux exceptions près pour la psychanalyse :
- la place de la sexualité nouant l'oedipe,
- et secondairement à "Au-delà du principe de plaisir" la place de la pulsion de mort.

Aujourd'hui encore, quand il s'agit de se pencher sur des corps d'hommes, de femmes, d'enfants gravement atteints dans leur vie organique la psychanalyse traditionnelle (en règle générale) et la médecine scientifique restent d'accord : on se penche sur des réalités biologiques. Et on a tendance à penser qu'avec des travaux de plus en plus sophistiqués de médecine expérimentale et de biologie de laboratoire on en comprendra de mieux en mieux les tenants et aboutissants. Qu'il s'agisse du cancer ou du Sida.

Autrement dit il y a accord, autour de cette vérité dogmatique, pour méconnaître la réalité méta-biologique du fonctionnement des organismes humains.
Cette méconnaissance laisse dans une impasse, lourde de conséquences, notre civilisation.
Elle la prive de ce qui devrait être, en son sein, la véritable fonction des sciences biologiques qui est de constituer à l'homme moderne quelque chose qui lui est aussi indispensable qu'à l'homme de toujours : un mythe d'origine qui lui paraisse vraisemblable. C'est-à-dire ne contredisant point les données de ce qui le spécifie : son rapport au réel par la médiation des sciences.

Le grand biologiste Fr. JACOB déjà nommé, avec d'autres mots, dit quelque chose qui, à bien y réfléchir, n'est pas très différent : "comme les autres sciences de la nature, la biologie a perdu nombre de ses illusions. Elle ne cherche plus la vérité, elle construit la sienne."

Le flux sémantique primaire

Rendre compte, au-delà des apparences, de la réalité métabiologique de la biologie humaine, tant dans le cadre de ses normes que dans celui de ses divers avatars pathologiques est la fonction même du concept, que je propose de flux sémantique primaire en indiquant d'emblée que je donne ici au mot sémantique une extension inhabituelle une extension inhabituelle.

Flux sémantique primaire et parole

En commençant par apporter une précision concernant les rapports du flux sémantique primaire avec la parole.
Le flux sémantique primaire doit être distingué de la parole dans la mesure où celle-ci se concrétise dans les diverses langues que parlent les hommes. En serrant le problème de plus près encore il faut dire que, au plus profond, le flux sémantique primaire ne peut-être considéré comme fait ni de mots, ni de phonèmes, ni de signifiants verbaux énonçables dans une langue. Des sons ou des bruits peut-être (et dejà tardifs) et surtout nombre de traits élémentaires de perception (même une cellule perçoit) ayant le pouvoir de marquer le corps et ses organes en formation des premiers linéaments d'une activité symbolisatrice encore à venir. Car bien entendu il faut admettre que ce processus, dans la mesure où il s'agit d'un processus propre à l'homme biologique, est à situer, d'autant plus actif et réellement humanisant, dès les commencements de la vie utérine et même, on peut le concevoir, avant.
Autant dire que, dans mon esprit, le flux sémantique primaire est à situer aux frontières ultimes de l'insymbolisable.
Mais néanmoins, pour distinct qu'il soit de la parole, il doit être considéré comme lui étant lié dans la mesure où il n'aurait pas lieu d'être s'il n'était en relation étroite avec ce qui émane des structures diverses qui supportent le fait que les hommes parlent et qui font partie de ce qu'on pourrait appeler les structures génératives de l'humain. Les structures méta-biologiques de l'humain donc, car une méta-psychologie ne saurait s'édifier que sur une métabiologie.
Un exemple clinique relativement banal de la réalité de ces structures : certaines stérilités.
Il arrive en effet qu'à l'évidence, quelque chose qui est lié au fantasme - disons la structure qui le supporte - joue un rôle empêcheur, un rôle de sésame négatif, dans la réalité à la fois la plus originaire et la plus organiquement concrète qui soit : la fécondité de la rencontre d'un ovule avec l'armée des spermatozoïdes d'une éjaculation. Evidence qui ne devient tout à fait éclatante que lorsque ce rôle empêcheur en vient à se muer en son contraire, pratiquement du jour au lendemain. Et ce par le pouvoir de quelque événement transférentiel térébrant sans qu'à aucun moment intervienne d'autre retour du refoulé que la grossesse qui alors survient !

On pourrait, de ce seul exemple, être tenté d'inférer que des structures génératives de l'humain - car c'est bien de génération qu'il s'agit - auxquelles celles qui supportent la capacité de parler et de fantasmer ne sont probablement pas étrangères, émane du "sémantique non verbal" (comment le qualifier autrement) auquel les cellules de la scène originaire seraient sensibles. Et que par conséquent, étant hommes, nous serions peut-être dotés de structures, spécifiques de notre humanité, capables, à l'occasion, de "parler" et de commander à nos cellules !
C'est bien peut-être d'ailleurs ce que, depuis longtemps, nous signifie, à notre insu, le terme étonnant que nous utilisons pour parler du début d'une grossesse : conception.
Terme méta-biologique s'il en est puisque, n'est-il pas vrai, il fait intervenir la pensée, fut-elle purement fantasmatique et inaccessible, à l'origine de chacun de nous. A côté du sexe !

On pourrait multiplier les exemples. Un seul me suffira ici : dans certaines circonstances il est patent que le dispositif analytique agit comme un véritable montage méta-biologique. Et je propose d'ajouter : par le rôle qu'y joue transférentiellement le flux sémantique primaire.
Et dès que je me mets à travailler cette question je pense immanquablement à une audacieuse comparaison de FREUD : le psychanalyste, face à l'inconscient, rapproché du radiologue recevant un flux de rayons ! Tant il est vrai qu'il faut se garder de toute récupération idéologique du flux sémantique primaire : il joue en effet sa partie aussi bien dans le bonheur que dans le malheur des corps.

Flux sémantique primaire et langage

Pour avancer dans notre représentation du flux sémantique primaire il faut maintenant en venir en effet aux rapports de ce flux avec ce qu'on nomme ou évoque comme langage en biologie et en éthologie.
Mais nous nous heurtons là à trois obstacles mentaux que chacun de nous peut aisément repérer en lui-même.
Le premier est celui qui nous amène à privilégier mentalement. dans ses limites corporelles (à commencer par les nôtres) l'être vivant par rapport aux structures dans lesquelles il est inclus.
Le deuxième obstacle mental est celui qui nous pousse à considérer le langage comme une fonction des organismes ainsi privilégiés, et promus à l'état d'entités en eux-mêmes. C'est à l'abri de ce privilège que nous attribuons purement et simplement au langage la fonction qui permet aux organismes de communiquer entre eux et avec le milieu.
Exemple, la fameuse danse des abeilles : l'abeille danseuse apportant à ses congénères une information sur la place des fleurs à butiner ... le malheur étant que, pour les entomologistes, l'organisme n'est pas l'abeille mais la ruche !
Le troisième obstacle mental est celui qui nous pousse à privilégier une double autonomie : d'un côté celle de la matière et des présupposés qui la fondent, de l'autre celle des forces immatérielles "purement" énergétiques ou "purement" spirituelles, et des présupposés qui les fondent.
Vous reconnaissez là, car c'est bien de lui qu'il s'agit, le problème de l'âme, du corps et de leur liaison, problème qui, en fait, est celui qui nous réunit.
Si j'avais voulu être provoquant j'aurais pu aussi bien évoquer le problème posé par la stéréochimie c'est-à-dire l'idée que, parfois, pour faire langage, il y a aussi la forme de la matière puisqu'on sait que la forme, la disposition dans l'espace d'un assemblage de molécules est en elle-même porteuse d'un pouvoir d'organisation, voire d'un pouvoir créateur de structures vivantes.
Mais comme je ne souhaite être traité ni de matérialiste ni de spiritualiste, je me borne à poser, en fait la même question, sous deux formes :
d'abord sous la forme de la Genèse : Dieu souffle dans les narines d'une statue de glaise et ainsi cette statue s'anime et l'homme advient. Ma question est : avons-nous vraiment intégré mentalement ce que LAVOISIER nous a appris, à savoir que l'air que souffle Dieu est fait d'une matière tout aussi matérielle que la glaise ?
- ensuite sous la forme de l'équation einstenienne : E = MC 2. Là, ma question est : avons-nous vraiment intégré ce que EINSTEIN nous a appris à savoir l'équivalence de l'énergie et de la matière pesante ? Ce que risque de nous désapprendre brutalement quelque holocauste atomique.

Quoiqu'il en soit, il me semble que les trois obstacles mentaux en question ayant été évoqués, et peut être imaginairement franchis, on peut, pour ce qui nous occupe, en venir à considérer :

1/ Qu'il y a à l'intérieur même des organismes et de la matière vivante dont ils sont faits des systèmes actifs d'information-messages qui y fonctionnent à tous les niveaux, aussi bien pour les édifier que pour leur permettre de fonctionner, de se reproduire et de mourir. Et qu'après tout, on ne voit pas pourquoi on se priverait de dire que ces systèmes, à quelque niveau qu'on les considère, sont structurés comme des langages. Même s'ils sont très loin de ce que nous avons l'habitude de baptiser ainsi.

L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit c'est évidemment celui du code génétique qui est si manifestement structuré comme un langage que les généticiens pour rendre compte de sa réalité, n'ont pas hésité à utiliser un vocabulaire tout à fait ... linguistique.
Mais il y en a bien d'autres : à la limite, une hormone de croissance ne peut-elle être considérée comme partie d'un système messager porteur de l'ordre de croître ? Et "ça" croit, le "Sesame" hormonal fonctionne.

Ceci pourrait certainement être développé par des biologistes mieux avertis que moi.

2/ Que ce qu'on nomme usuellement langage, sans passer par le détour "structuré comme", c'est-à-dire la faculté qu'ont les organismes vivants de communiquer les uns avec les autres et avec le milieu pourrait bien, fondamentalement, et ceci est une hypothèse que je pose, relever originairement de la même logique que les systèmes d'information - messages fonctionnant au coeur même de la chose vivante.
Qu'en somme il y aurait une sorte de continuité entre le plus archaïque et le plus évidemment formateur des systèmes d'information - messages actuellement connus à l'oeuvre dans le vivant - le code génétique - et par exemple, puisqu'il est reconnu comme particulièrement remarquable, le langage des dauphins.

3/ Que l'homme, à sa place dans l'échelle des êtres vivants de la biosphère, sous la superstructure des langues qu'il parle, participe certainement à un système langagier naturel à l'instar, très proche de celui des autres animaux même s'il est difficile de le reconnaître à l'état pur encore qu'on pourrait le tenter.

Mais mieux vaut s'interroger sur l'essentiel : l'interférence des deux dynamiques propres à notre double système de structures langagières telles que je viens de tenter d'en donner une définition extensive et que je rappelle :


- un système langagier "naturel" à l'oeuvre dans notre espèce comme dans toutes les autres, à tous les niveaux où nous l'avons situé, opérant jusque dans la profondeur même de nos organismes ;

- un système langagier spécifique, l'artefact - du point de vue de la nature - de nos langues avec les structures qui les génèrent, qui n'ont point seulement pour fonction de nous permettre de parler puisque, aussi bien, il arrive qu'on en reconnaisse le caractère opératoire dans les mêmes profondeurs biologiques.

Il y a donc rencontre, interférence, de deux dynamiques et ce qui en naît ne peut être qu'une dynamique tierce : celle-là même qui nous spécifie.
Quels que soient les rapports de cette dynamique avec la dynamique pulsionnelle, sur laquelle, en tant qu'analystes, nous sommes appelés à fonctionner ; on peut se la représenter, comme je l'ai dit en commençant, relevant d'une logique de refoulement. Et puisque, après tout, il s'agit de flux, on peut prendre une image hydraulique et avancer qu'elle est plus proche de la logique du mascaret que de celle de la confluence.

Il m'arrive aussi, pour tenter de représenter cette dynamique humanisante naissant du refoulement originaire de la nature en l'homme, d'user d'une image olfactive en disant que l'humain refoule en nous le biologique un peu comme le parfum face à l'odeur sui generis. Refoulement qui a bien sûr aussi comme effet de souligner psychiquement, dans la communication non verbale entre les êtres, l'importance de cette dernière.

Au fond, si j'allais jusqu'au bout de ma pensée je dirais que le processus de l'humanisation participe toujours peu ou prou d'une sorte de contrainte par corps. Ce que me semble-t-il viennent confirmer les rites d'initiation de tant de sociétés.

Donc refoulement, mais on pourrait utiliser d'autres mots. Il y a quelques années, dans un colloque à VERDUN, j'avais parlé de retournement et de détournement. Notamment à propos du rêve : je suis en effet très sensible au fait que les animaux supérieurs, tout comme l'homme, soient assujettis au rêve. Car, à l'évidence, le rêve remplit une fonction biologique aussi essentielle que naturelle. Or que fait l'homme de toujours avec ses songes ? Il tente de détourner la fonction biologique du rêve en franchissant allégrement le saut de la fonction au sens et FREUD nous a montré, se retournant vers nous pour nous conter ses rêves, combien ce détournement pouvait être humainement fécond !

Il faudrait maintenant introduire des cas cliniques et il apparaîtrait vite que pour étudier et comprendre, jusque dans leurs processus de survenue et d'évolution, des histoires de pathologie humaine, et pas seulement celles baptisées "psy", le point de vue dynamique auquel je me suis jusqu'ici cantonné ne suffit pas. En métabiologie, comme en métapsychologie il faut avoir recours aux points de vue topiques et économiques. Ce sont eux qu'on trouve en première ligne dès qu'on s'introduit comme praticien dans telle ou telle histoire clinique.

Mais cela nous prendrait beaucoup plus de temps que celui dont je dispose.
Aussi je préfère en venir à la conclusion qui je crois s'en retire toujours et qui est le flux sémantique primaire permet peut-être d'éclairer d'une façon nouvelle les deux points que tout le monde est d'accord pour retrouver toujours au coeur de toute pratique, au coeur de toute aventure clinique :
- Le statut, face au sujet, de l'objet et de son origine.
- la nature profonde du transfert.

Le statut et l'origine de l'objet

Comme on le souligne parfois l'objet, en psychanalyse classique, désigne non pas une chose mais une personne :

"Appelons objet sexuel la personne qui exerce l'attirance sexuelle" pose FREUD en 1905.

Il y eut ensuite, dans le mouvement psychanalytique un long périple objectal avec l'introduction des objets partiels par les kleiniens l'analyse de la fonction du fétiche pour finir par l'émergence, dans les années 5O, de l'objet de WINNICOTT qui vint en quelque sorte nous suggérer que quelque chose en effet, émane des structures génératives de l'humain qui très tôt, fait du petit d'homme un inventeur et lui révèle qu'il est capable de sémantiser les choses ; voire en quelque sorte, à l'instar du poète, de doter d'une âme l'objet inanimé ! Et d'avoir à constater que, de cet objet inanimé qu'il a ainsi élu, lui revient un pouvoir dont, à l'occasion, son corps traduit la réalité.
Et ce périple objectal du mouvement psychanalytique s'acheva par le statut de l'objet (a) comme cause du désir dans la théorie de LACAN.
Quoiqu'il en soit on comprend pourquoi c'est en étudiant cet étonnant phénomène qu'est l'effet placebo-nocebo que j'ai été amené, comme pouvant seul l'expliquer, à postuler la réalité et le pouvoir d'un flux sémantique primaire humanisant remontant aux temps premiers de la symbolisation. Réalité et pouvoir capables, après bien des avatars, de manifester leur présence dans la seule forme médicamenteuse, même lorsque celle-ci est vide.

Mais ce qu'il faut bien comprendre c'est que tout se passe comme si le flux sémantique primaire, étroitement lié aux structures génératives de l'humain, non seulement édifié, dès l'origine, le petit d'homme en surdéterminant les réalités de la biologie de son organisme, au point qu'on retrouve toujours peu ou prou cette surdétermination dans tous ses successifs avatars, mais encore était disponible pour marquer spécifiquement les éléments à constituer son monde, dit extérieur, en objectalisant celui-ci à tout va, pour tendre à le faire entrer dans une réalité psychique qui, à l'évidence, transcende les limites de son être.

C'est ainsi que l'homme, dont la réalité psychique s'éclate dans l'Autre, s'ouvre des espaces intimes privilégiés dans lesquels, d'âge en âge, il peut se découvrir advenant comme sujet.

Et pour y parvenir il est habile à faire flèche de tout bois, notamment en utilisant, voire en suscitant, selon le génie du temps et par des voies totalement inconscientes ses maladies.

C'est bien pourquoi, bien des maladies humaines, sont si mouvantes avec les époques, pourquoi elles apparaissent si souvent davantage comme des données de la nature de l'homme et non de la nature tout court. C'est cela qu'il faudrait comprendre pour humaniser la médecine à usage humain et la sortir de sa phase vétérinaire qui peut-être, quelque jour, nous apparaîtra n'avoir été qu'une sorte d'intermède nécessaire et bénéfique mais aussi transitoire.

Quant au transfert, présent au coeur même de toute situation clinique, il revêt des formes très diverses selon qu'il s'agit de médecine de tel ou tel type ou bien sûr de psychanalyse. Mais c'est toujours pour jouer un rôle capital dans la dynamique du cas considéré.

Le transfert, dans sa forme classique, que j'appelle le transfert papa-maman, pour souligner qu'il s'agit du transfert d'une figure de l'enfance sur la personne du praticien, est évidemment lié à la vision dualiste de l'homme dont j'ai parlé : ce sont les parents et les diverses personnes de l'enfance qui, héritant de la cire biologique vierge du tout petit vont l'humaniser en l'éduquant. Tandis que si on admet la réalité que j'ai tenté de décrire du flux sémantique primaire ouvrant une voie tierce, c'est lui qui, au niveau le plus archaïque, fait l'homme et commence tôt à humaniser son monde en posant les linéaments de son objectalisation. En sorte qu'on pourrait aller jusqu'à dire que, à la limite, l'amour de l'enfant pour ses parents, tel qu'il se développe après le stade du miroir, est déjà en quelque sorte un amour de transfert dont le véritable objet est tout ce qui se trouve marqué, en lui et pour lui, du sémantique primaire humanisant. C'est dans ce lien direct, sans médiation imaginaire, du sémantique humain au corps et aux choses que personnellement je reconnaîtrais le plus authentiquement un lien d'âme. Et aussi ce qui constitue le substrat le plus archaïque des phénomènes transférentiels dès que ceux-ci transcendent les personnes qui, en apparence, en sont l'objet. En sorte qu'on comprend pourquoi, dès que l'analyse va aussi loin qu'elle peut aller, la résolution du transfert nous apparaît si souvent comme aussi mythique que tant et tant de processus de libération.
Et en médecine ? Pour comprendre le rôle qu'y joue le transfert il faut reconnaître que son objet y est moins encore la personne du médecin, comme semblait le croire BALINT, mais ce que je nomme le médical. C'est-à-dire face au médecin et à son patient le 3ème terme de toute scène médicale : l'ensemble des concepts, des pratiques, des objets, qui caractérise tel ou tel type de médecine.

Ce n'est donc pas d'abord parce que nous risquons tous d'être malades ou accidentés que notre transfert sur la médecine ne saurait se résoudre. C'est parce que, même si nous sommes aussi psychiquement et physiquement "normaux" qu'il est possible, le médical est toujours marqué, pour chacun de nous, du sémantique primaire et de ses avatars. C'est ce qui nous lie tous, au moins potentiellement, à la médecine par un transfert déjà là dont le médical est l'objet.

Et c'est aussi pourquoi la médecine, même biologiquement dérisoire est toujours dotée d'un pouvoir métabiologique aussi vieux que notre espèce.


Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin