Colloque de Royaumont
"Pour une approche scientifique de la psychosomatique".

Actes publiés dans le Bulletin de l'Ecole Lacanienne de Psychosomatique n°1

LE MANQUE COMME STRUCTURE

Dr Gérard LOPEZ

Le Docteur J.M. THURIN nous a fait part de l'ambition qu'à l'ECOLE de trouver un OUTIL qui permette de mettre un peu d'ordre voire de trouver une unité dans le foisonnement des observations cliniques, concernant les Troubles Fonctionnels et les Maladies Psychosomatiques.

Pour l'heure, la plupart des auteurs admettent que ces maladies résultent d'une mauvaise intégration de l'angoisse, mais les théories de l'angoisse sont nombreuses et peu opératoires (voir schéma).

Quant au problème du choix de l'organe ? Rappelons ce qu'en dit J.M. THURIN : "Une des hypothèses formulées pour répondre à la classique réponse du "choix de l'organe" est que la ou les parties du corps malade retrouvent dans leur dysfonctionnement leur fonction primitive de source du langage".

En effet, la première expérience du réel se fait à partir du corps, dans les contrastes de son fonctionnement. Que l'on songe à l'afflux de sensations au fur-et-à-mesure de la constitution physique et en particulier au moment de la naissance lorsque les systèmes respiratoires et cardiovasculaires entrent en service.

C'est de l'élaboration progressive de ce réel, des rapports dont le corps est le premier support en représentations, perceptions et idées, que naît le langage, langage qui est la mémoire de cette création et de ses particularités.

L'histoire de cette création, quoique singulière, nous est commune ce qui peut expliquer que l'observateur soit frappé par le caractère symbolique de l'affection symbole, alors que précisément celui-ci fait totalement défaut au malade. S'il y a "signification" du symptôme, elle ne se constitue qu'à l'insu du malade, sans qu'il existe chez lui intention de communiquer. Nous dirons que c'est précisément à cela que l'outil doit servir.


EPISTEMOLOGIE

Quelles voies s'offrent à nous pour trouver ce fameux outil ?
Jusqu'à présent, la majorité des chercheurs ont suivi la voie classique analytique et déductive (Bachelard) qui part de l'observation des phénomènes puis procède par analogie (similitude) comme l'homéopathie par exemple, ou classification (taxinomie) qui sont respectivement pour Foucault les caractéristiques des pensées de la Renaissance et de l'Age Classique et les méthodes modernes comme les statistiques n'y peuvent rien changer : cette voie repose sur des philosophies périmées même s'il est difficile d'y renoncer.

Je pense qu'il est actuellement possible d'adopter une METHODE INDUCTIVE ET SYNTHETIQUE en psychosomatique comme nous y invite Bachelard dans cet autre domaine que constitue les sciences exactes. Dans son livre "La Philosophie du Non" Bachelard démontre comment un concept scientifique se dialectise inexorablement vers un degré croissant de rationalisme, par négation et englobement successif en se heurtant à l'obstacle épistémologique majeur : LE REALISME (de St-Thomas dirons-nous).

Il prend l'exemple du concept de masse et nous montre comment celui-ci est passé par 5 stades épistémo-philosophiques successifs :

1 - Le réalisme naïf (le gros et le pesant, le kg de plumes et de plomb etc...).

2 - L'empirisme (peser n'est pas penser).

3 - Le rationalisme newtonnien

4 - Le rationalisme relativisé (il n'est pas de masse au repos).

5 - Le surrationalisme où tout part ici de la mécanique de propagation de Dirac. Mais de quelle propagation questionnons-nous avec notre réalisme habituel ? Quand c'est ici la manière de se propager qui définira a posteriori ce qui se propage ! "Dans le domaine mathématique du savoir, écrit Bachelard, il faut savoir préparer les données de la définition et mettre la REALITE ENTRE PARENTHESES" c'est-à-dire accomplir LE SAUT LIBERATEUR qui permet de ne plus subir les postulats mais de les choisir comme autant de donnes initiales, ce qui est notre ambition pour la psychosomatique. De proche en proche, DIRAC calcule deux masses, l'une positive et l'autre négative inadmissible pour les quatre niveaux épistémophilosophiques antérieurs. De la même façon, il calcule deux niveaux énergétiques positif et négatif. Dirac s'attachera à trouver une interprétation phénoménale à ce qu'il avait calculé. En 1940, l'électron positif était découvert, en 1985 ?

Au terme de son livre, Bachelard arrive aux conclusions suivantes :

1/ L'évolution d'un concept scientifique chemine "génétiquement" du réalisme naïf vers un degré de rationalisme croissant, du concret à l'abstrait. En ce qui concerne la "psychosomatique", nous ne saurions dire a quel niveau épistémologique nous en sommes.

2/ Actuellement, la recherche scientifique est selon Bachelard "d'essence nouménale". Il écrit : "qu'il faut pour la constituer mettre les pensées avant les expériences ou du moins refaire les expériences sur le plan offert par les pensées".

3/ Il faut dialectiser un à un tous les éléments de l'intuition qui manque généralement d'imagination et ne sert qu'à être détruite. "En détruisant ses images premières, la pensée scientifique découvre ses lois organiques".

4/ La négation permet d'englober ce qui est nié, la géométrie non euclidienne englobant l'euclidienne, la physique non newtonnienne, la newtonnienne (à la constante de Planck près) etc...

5/ Et qu'en dernier ressort, il convient de passer d'une philosophie analytique et déductive à une philosophie inductive et synthétique : "du comme si au NON".

Ces cinq points sont pour nous un modèle de recherche en psychosomatique.

Mais Bachelard s'attend à ce que cette philosophie du NON rencontre une grande résistance. Il écrit : "les surrationalistes doivent reconnaître que la plus grande partie de la pensée scientifique est restée à des stades d'évolution philosophique primitifs. Ils doivent s'attendre à être les victimes d'une polémique écrasante. Tout leur donne tort, la vie commune, le sens commun, la connaissance immédiate, la technique industrielle, des sciences entières aussi, des sciences comme la biologie où le rationalisme ne mord guère (p.2O). " OU ENCORE : "tout philosophe se récriera (p. 142)... que la pensée scientifique n'est qu'un bien petit aspect de la vie de l'esprit, que les lois psychologiques ne peuvent être modifiées par un usage restreint, particulier, éphémère, des efforts de connaissance : il n'hésitera pas à sacrifier toutes les théories physiques pour maintenir intactes les règles univoques, prédicatives, rationnelles du raisonnement". Et pourtant ajouterons-nous, l'homme a conquis la lune.

Et Bachelard conclut ainsi son livre : La philosophie du NON n'est pas une velléité de négation, il ne procède pas d'un esprit de contradiction qui contredit sans preuves, qui soulève des arguties vagues. Elle ne fuit pas systématiquement toutes règles, au contraire, elle est fidèle aux règles à l'intérieur d'un système de règles, ELLE N'ACCEPTE PAS LA CONTRADICTION INTERNE, elle ne nie pas n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment. C'est à des articulations bien définies qu'elle fait naître le mouvement inductif qui la caractérise et qui détermine une réorganisation du savoir sur une base élargie".


LE MODELE STRUCTURALISTE

Le structuralisme nous semble être le pôle de la pensée occidentale le plus prometteur pour notre recherche. Héritier de la philosophie du non, il a également su tirer les conséquences épistémologiques de l'irruption de l'irrationalité qui a accèdé à une certaine scientificité avec l'avènement de l'inconscient Freudien, et ouvert un champ d'investigations scientifiques élargies, en rupture avec l'idéologie ambiante ; en rupture avec une pensée marxiste qui cherche plus à transformer qu'à interpréter le monde et plus proche de la pensée (néo) hégélienne souvent désabusée qui se pose en observatrice de l'idéologie, et dont le structuralisme prétend emprunter la stratégie clinique mais débarrassée de son carcan METAPHYSIQUE.

Anthropologues, linguistes, historiens, écrivains, philosophes (qualifiés parfois à leur corps défendant de structuralistes), ont su tirer dans leur domaine respectif les conséquences du décalage grandissant entre le "MOT ET LA CHOSE" et par un effet d'interdisciplinarité joyeuse, relativisé l'importance du sujet que Descartes avait sorti du néant avec sa dialectique de la volonté et de l'entendement et que l'anthropothéologie avait érigé sur les cendres de Dieu. L'homme donateur de sens jouait au XIXè siècle un rôle d'obstacle épistémologique comparable à Dieu au temps de Kant et de Newton.

Le structuralisme a précipité la fin de l'Humanisme en sachant décaler, décentrer, exiler le sujet responsable et transparent à lui-même, il a ouvert un champ épistémologique nouveau.

Ainsi C.L. STRAUSS a t-il pu mettre un peu d'ordre dans l'anarchie apparente des multiples observations qu'avaient minutieusement collectées les ethnologues en montrant que l'organisation sociale était toujours une réponse à un impératif absolu, LA PROHIBITION DE L'INCESTE fondatrice de la CULTURE, conçue comme un outil débarrassé de toute connotation psychologique, philosophique ou dogmatique et mis à l'épreuse des faits de la façon inductive et synthétique prescrite par Bachelard. Je pense qu'un tel outil existe d'ores et déjà en psychosomatique.

C.L. STRAUSS s'explique lui même dans "l'HOMME NU" en ces termes : "le structuralisme propose aux sciences humaines un modèle épistémologique d'une puissance incomparable à celle dont elles disposaient auparavant.Il découvre en effet derrrière les choses, une unité et une cohérence que ne pouvait révèler la simple description des faits, en quelque sorte mis à plat et éparpillés sans ordre sous le regard de la connaissance. En changeant de niveau d'observation, en considérant par deça les faits empiriques, les relations sont simples et mieux intelligibles que les choses entre lesquelles elles s'établissent et dont la nature dernière peut rester insondable, sans que cette opacité provisoire ou définitive soit, comme auparavant, un obstacle à leur interprétation".

Il faut bien insister sur le fait que le structuralisme n'est pas une philosophie, une doctrine ou un dogme mais une METHODE qui a permis de généraliser la philosophie du NON et de l'étendre aux sciences humaines.

Piaget en donne la définition suivante : "en première approximation une structure est un système de transformations qui comporte des lois en tant que système (par opposition aux propriétés des éléments) et qui conserve ou s'enrichit par le jeu même de ses transformations sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fassent appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformations et d'autoréglage", que M. Serres comlplète ainsi : "une structure une fois isolée comme telle (éléments et relations abstraites) il est possible de retrouver tous les modèles imaginables qu'elle engendre, en d'autres termes, il est possible de construire un existant culturel en remplissant de sens une forme", qui rejoint notre ambition d'isoler une structure qui puisse remplir de sens les formes multiples que revêtent les maladies psychosomatiques.

Et pour répondre à l'inévitable critique qu'une structure opère un appauvrissement du réel, citons J.M. Benoit : "...cette fécondité de l'approche structurale se double de la lucidité par laquelle le structuralisme est parfaitement conscient de n'opérer par sa stratégie de formalisations qu'un prélèvement sur un stock de signifiants qui excède les reconstructions dont il est capable". Prélèvement sur un stock de signifiants qui s'expriment par la parole, en images réthoriques comme Freud l'a démontré, ce qui fera l'objet du paragraphe suivant.

CRITIQUE DE L'OEDIPE STRUCTURAL

LE MANQUE PRIMORDIAL (FONDATEUR, MATRICIEL, FONDAMENTAL ?)
De nombreux auteurs ont dégagé un OEDIPE-STRUCTURE. Mais Oedipe est encombré d'une historicité polémique et confuse, complexe d'Oedipe, OEDIPE-STRUCTURE, Oedipe primordial, castration, phallus, inceste...sont des concepts qui rencontrent une grande résistance même au niveau philosophique (Ecole Phénoméno-existentielle).

Rappelons que pour Freud "Oedipe" est l'expression métaphorique de la confrontation du sujet à un âge donné (comme il l'avait été précedemment avec le sein, les fèces etc...) avec ce que nous appellerons désormais le MANQUE PRIMORDIAL ou fondateur, matriciel, fondamental qui prend alors l'expression symbolique génitale de la castration.

CASTRATION symbolique d'un objet symbolique, le PHALLUS (puissance et complétude) dont il n'est pas étonnant qu'il soit confondu avec le pénis tant la génitalité tient une place capitale (la tête et les membres) confusion génératrice des névroses et des perversions.

Confusion toujours qui tend à réduire l'OEDIPE-STRUCTURE métaphore de la refente du sujet par laquelle il est pris dans la trame du symbolique, au familialisme le plus réducteur comme l'ont fait dans "l'Antioedipe" Deleuze et Guattari.

Trame du symbolique de la texture de laquelle s'échappent les tropes qui ont fait dire à Lacan que l'inconscient était structuré comme un langage mais un langage opaque au locuteur et à l'interlocuteur qui ne disposerait pas d'un décodeur tropologique qui agirait là comme le décodeur de CANAL-PLUS sans lequel l'image est floue.

Ainsi proposons nous un DECODEUR SEMANTIQUE qui permet de repérer à son insu dans le discours du locuteur l'évènement imaginaire ou plus souvent réel (c'est à dire la perte d'un objet investi comme un deuil, une séparation, la perte d'un emploi etc...) qui le confronte à un aspect particulier du MANQUE PRIMORDIAL qui n'a pu être symbolisé et devient la source d'une angoisse qui se métabolise pour des raisons inconnues sur telle partie du corps.

Décodeur sémantique opératoire au niveau de la parole. Que la naissance prise ici et précédemment comme exemple soit vécue comme traumatrique (O. RANK) ou non (Spitz) importe peu. Ce qui compte c'est qu'elle puisse apparaitre comme telle dans le discours, et porteuse d'angoisse, , là où précisement opère le décodeur sémantique comme repère du MANQUE PRIMORDIAL.

Ainsi conçu, le décodeur sémantique est bien un outil qui permet de remonter à la source de l'angoisse, c'est à dire à l'étiologie de la maladie, le point d'interrogation du schéma, rien de moins.

Si nous reprenons la liste des évènements favorisant la survenue d'une affection psychosomatique selon HOLMES et RAHE :


1 - mort du conjoint
2 - séparation
3 - divorce
4 - prison
5 - mort d'un parent proche
6 - blessure, maladie personnelle
7 - mariage
8 - démission, congé
9 - réconciliation conjugale
1O - retraite
11 - modification de l'état de santé d'un membre de la famille
12 - grossesse
13 - difficultés sexuelles
14 - arrivée d'un nouveau membre dans la famille
15 - nouvelle orientation professionnelle
16 - changement dans la situation financière
17 - mort d'un ami proche
18 - modification du type de travail
19 - modification dans la fréquence des discussions avec le
conjoint
2O - emprunt dépassant 25 OOO F
21 - obligation de paiement inattendue
22 - responsabilité modifiée dans le travail
23 - départ d'un enfant du foyer
24 - difficultés avec des parents
25 - succès personnels demesurés
26 - épouse commençant ou cessant de travailler
27 - début ou fin d'école
28 - changement dans les conditions de vie
29 - révision de points de vue personnels
3O - difficultés avec le patron
31 - changement de l'horaire ou des circonstances de travail
32 - changement de domicile
33 - changement dans l'école-formation
34 - forme de vacances modifiée
35 - changement dans les activités religieuses
36 - changement dans les activités sociales
37 - emprunt en dessous de 25 OOO F
38 - changement dans les habitudes de sommeil
39 - fréquence modifiée des réunions de famille
4O - changement des habitudes alimentaires
41 - vacances
42 - Noël
43 - violations mineures de la loi

Comment ne pas voir qu'ici la confrontation au MANQUE PRIMORDIAL joue le rôle décisif et au-delà de toute autre interprétation, mais, répétons le, c'est au niveau de la parole que le décodeur est opératoire, pas au niveau de l'évènement lui-même.

CONCLUSION

En prenant modèle sur la méthode structurale, nous proposons une structure ou mieux un décodeur sémantique repère du MANQUE PRIMORDIAL (dont Oedipe est l'un des aspects génétiques particuliers) opératoire dans le discours comme reconnaissance de l'étiologie des troubles fonctionnels et des maladies psychosomatiques.
`Cette structure , sorte d'épure de la théorie freudienne doit être soumise à l'épreuve de la réalité comme l'a été la prohibition de l'inceste comme dernière instance de l'organisation sociale.
Cette structure d'essence intuitive est appelée à être affinée, discutée, détruite et englobée afin de dégager un outil plus efficace. Bachelard disait : "la vérité est fille de la discussion, non pas de la sympathie" et le structuralisme se définit lui-même comme le CHAMP DU SIGNE.


BIBLIOGRAPHIE

"La philosophie du non " G. BACHELARD
"La révolution structurale" J.M. BENOIST
"L'oeuvre de C.L. STRAUSS
"Les mots et les choses" M. FOUCAULT
"Patience dans l'azur" H. REEVES
"Le structuralisme en psychanalyse" M. SAFOUAN
"Gradus. Les procédés littéraires B. DUPRIEZ


Dernière mise à jour : dimanche 5 octobre 2003
Dr Jean-Michel Thurin